..La
rencontre au bal
« Elle passa tout le jour des fiançailles chez elle
à se parer, pour se trouver le soir au bal et au festin royal qui se faisait au
Louvre. Lorsqu'elle arriva, l'on admira sa beauté et sa parure; le bal commença
et, comme elle dansait avec M. de Guise, il se fit un assez grand bruit vers la
porte de la salle, comme de quelqu'un qui entrait et à qui on faisait place.
Mme de Clèves acheva de danser et, pendant qu'elle cherchait des yeux quelqu'un
qu'elle avait dessein de prendre, le roi lui cria de prendre celui qui
arrivait. Elle se tourna et vit un homme qu'elle crut d'abord ne pouvoir être
que M. de Nemours, qui passait par-dessus quelques sièges pour arriver où l'on
dansait. Ce prince était fait d'une sorte qu'il était difficile de n'être pas
surprise de le voir quand on ne l'avait jamais vu, surtout ce soir-là, où le
soin qu'il avait pris de se parer augmentait encore l'air brillant qui était
dans sa personne; mais il était difficile aussi de voir Mme de Clèves pour la
première fois sans avoir un grand étonnement.
M. de Nemours fut tellement surpris de sa beauté que,
lorsqu'il fut proche d'elle, et qu'elle lui fit la révérence, il ne put
s'empêcher de donner des marques de son admiration. Quand ils commencèrent à
danser, il s'éleva dans la salle un murmure de louanges. Le roi et les reines
se souvinrent qu'ils ne s'étaient jamais vus, et trouvèrent quelque chose de
singulier de les voir danser ensemble sans se connaître. Ils les appelèrent
quand ils eurent fini sans leur donner le loisir de parler à personne et leur
demandèrent s'ils n'avaient pas bien envie de savoir qui ils étaient, et s'ils
ne s'en doutaient point.
- Pour moi, madame, dit M. de Nemours, je n'ai pas
d'incertitude; mais comme Mme de Clèves n'a pas les mêmes raisons pour deviner
qui je suis que celles que j'ai pour la reconnaître, je voudrais bien que Votre
Majesté eût la bonté de lui apprendre mon nom.
- Je crois, dit Mme la dauphine, qu'elle le sait aussi
bien que vous savez le sien.
- Je vous assure, madame, reprit Mme de Clèves, qui
paraissait un peu embarrassée, que je ne devine pas si bien que vous pensez.
- Vous devinez fort bien, répondit Mme la dauphine; et
il y a même quelque chose d'obligeant pour M. de Nemours à ne vouloir pas
avouer que vous le connaissez sans l'avoir jamais vu.
La reine les interrompit pour faire continuer le bal; M.
de Nemours prit la reine dauphine. Cette princesse était d'une parfaite beauté
et avait paru telle aux yeux de M. de Nemours avant qu'il allât en Flandre;
mais, de tout le soir, il ne put admirer que Mme de Clèves.
Le chevalier de Guise, qui l'adorait toujours, était à
ses pieds, et ce qui se venait de passer lui avait donné une douleur sensible.
Il le prit comme un présage que la fortune destinait M. de Nemours à être
amoureux de Mme de Clèves; et, soit qu'en effet il eût paru quelque trouble sur
son visage, ou que la jalousie fit voir au chevalier de Guise au-delà de la
vérité, il crut qu'elle avait été touchée de la vue de ce prince, et il ne put
s'empêcher de lui dire que M. de Nemours était bien heureux de commencer à être
connu d'elle par une aventure qui avait quelque chose de galant et
d'extraordinaire.
Mme de Clèves revint chez elle, l'esprit si rempli de
tout ce qui s'était passé au bal que, quoiqu'il fût fort tard, elle alla dans
la chambre de sa mère pour lui en rendre compte; et elle lui loua M. de Nemours
avec un certain air qui donna à Mme de Chartres la même pensée qu'avait eue le
chevalier de Guise. »
La Princesse de Clèves, pp. 153-155.
.......La
scène célèbre de la rencontre entre Mme de Clèves et M. de Nemours se situe
très peu de temps, quelques semaines tout au plus, après le mariage de
celle-ci [1].
Si Mme de Lafayette ne nous a donné aucune indication chronologique qui nous
permette de connaître d'une façon précise combien de temps s'est écoulé entre
les deux événements, c'est, en effet, moins de deux pages seulement après avoir
évoqué en quelques lignes le mariage de M. de Clèves et de Mlle de
Chartres [2],
qu'elle entreprend de nous raconter comment et dans quelles circonstances Mme
de Clèves et M. de Nemours se sont rencontrés. Mme de Lafayette a fait le
portrait de M. de Nemours dans les toutes premières pages de son roman [3], et elle nous a appris, un petit
peu plus loin [4], que la reine Elisabeth d'Angleterre
s'intéressait à lui et que, pressé par le roi, il s'était décidé à tenter sa
chance auprès d'elle. Il a donc envoyé en Angleterre, pour sonder les
intentions de la reine, son homme de confiance, un jeune gentilhomme du nom de
Lignerolles, et lui-même s'est installé à Bruxelles en attendant l'issue de sa
mission.
.......Et
c'est à ce moment précis de son récit que Mme de Lafayette introduit son
héroïne et annonce qu' « il parut alors une beauté à la cour, qui attira
les yeux de tout le monde [5]», Mlle de Chartres. Ce n'est
évidemment pas le hasard, ou plutôt c'est un hasard voulu et soigneusement
calculé par la romancière qui éloigne de la cour M. de Nemours au moment même
où Mlle de Chartres y arrive. Mme de Lafayette voulait que les deux personnages
ne se rencontrent que lorsque Mlle de Chartres serait devenue Mme de Clèves.
Elle ne fait donc revenir M. de Nemours que quand la chose est faite.
Lignerolles l'ayant informé qu'il avait mené à bien sa mission, M. de Nemours
rentre alors à Paris pour achever de préparer son départ pour
l'Angleterre [6], en même temps que pour assister
au mariage de la seconde fille de Henri II, Claude de France, avec le duc de
Lorraine. Par un nouveau hasard toujours voulu par la romancière, il n'arrive à
Paris que la veille même des fiançailles, et le soir, de sorte qu'en se rendant
le lendemain au bal donné en l'honneur de ces fiançailles, Mme de Clèves ne
saura pas qu'elle va y rencontrer M. de Nemours [7].
.......Mais,
nous le savons, si Mme de Clèves n'a encore jamais vu M. de Nemours, elle a
beaucoup entendu parler de lui, et d'une façon telle qu'autour de son nom, a
déjà commencé dans son esprit le travail que Stendhal a si justement appelé
« cristallisation » et qui lui fait éprouver cette « impatience »
que M. de Clèves se plaignait de ne pas trouver en elle : 'Elle avait ouï
parler de ce prince à tout le monde comme de ce qu'il y avait de mieux fait et
de plus agréable à la cour; et surtout Mme la dauphine le lui avait dépeint
d'une sorte et lui en avait parlé tant de fois qu'elle lui avait donné de la
curiosité et même de l'impatience de le voir ». C'est sur ces lignes, que
nous avons déjà citées dans notre précédente étude, que se termine le
paragraphe qui précède notre passage. La romancière a donc fort bien su préparer
la scène à laquelle elle va nous faire assister : si Mme de Clèves est
curieuse et même impatiente de voir M. de Nemours, le lecteur de Mme de
Lafayette est curieux et même impatient d'assister à leur rencontre. Si Mme de
Clèves ne s'attend pas à rencontrer M. de Nemours, le lecteur lui sait qu'elle
va rencontrer, sans qu'elle le sache encore, l'homme que son cœur attend.
................................................................*
...........................................................*.......*
.......Ce
passage comporte trois grands moments. Le premier, qui est constitué par les
deux premiers paragraphes, nous fait assister à la rencontre de Mme de Clèves
et de M. de Nemours qui, par suite d'un concours de circonstances soigneusement
réglé par la romancière (M. de Nemours arrive quand le bal est déjà commencé;
le roi ordonne à Mme de Clèves de prendre comme cavalier celui qui vient
d'arriver), vont danser ensemble sans avoir été présentés. Cette situation très
singulière permet à Mme de Lafayette de nous faire assister ensuite, et ce sera
le deuxième moment de ce passage, à la scène de la présentation des deux
personnages qui va prendre une forme très particulière, puisqu'ils vont être
invités à reconnaître qu'ils n'ont pas besoin qu'on les présente l'un à
l'autre. Cette courte scène, où les deux héros du roman, pour ce premier
dialogue, ne se parlent que par personnes interposées, constitue évidemment le
moment le plus intéressant et le plus important du passage, et cela à cause,
principalement, du refus de Mme de Clèves d'avouer qu'elle a reconnu M. de
Nemours sans l'avoir jamais vu. Il ne reste plus ensuite à Mme de Lafayette, et
c'est le troisième moment du passage, qu'à faire en quelque sorte le bilan de
la rencontre, en nous laissant deviner que ses deux héros sont déjà amoureux
l'un de l'autre. Elle le suggère d'une manière assez claire pour M. de Nemours,
en nous disant qu'il ne voit plus que Mme de Clèves. Elle le suggère d'une
manière apparemment plus ambiguê pour Mme de Clèves, en nous faisant part des
soupçons d'abord du chevalier de Guise, que semblent confirmer ensuite ceux de
Mme de Chartres.
.......La
première phrase nous indique très rapidement dans quelles circonstances et dans
quel cadre Mme de Clèves va rencontrer M. de Nemours : « Elle passa
tout le jour des fiançailles chez elle à se parer, pour se trouver le soir au
bal et au festin royal qui se faisait au Louvre ». Ce cadre et ces
circonstances sont très différents de ceux dans lesquels M. de Clèves avait
rencontré pour la première fois Mlle de Chartres, et, bien sûr, Mme de
Lafayette a voulu qu'il en fût ainsi. M. de Clèves avait rencontré Mlle de
Chartres par hasard, en dehors de la cour [8], avant qu'elle y fût
officiellement présentée, sans qu'il pût deviner qui elle était et sans que
personne pût le lui dire [9]. Mme de Clèves et M. de Nemours
vont se rencontrer pour la première fois non seulement à la cour, mais encore
en plein milieu d'une manifestation particulièrement importante et brillante,
et qui rassemble, bien sûr, toute la cour : un grand bal donné pour les
fiançailles de la seconde fille du roi. S'ils ne se connaissent pas encore,
l'un et l'autre sont parfaitement en état de deviner sans peine qui est
l'autre, et, quand ils ne le pourraient pas, toutes les personnes présentes
seraient là pour le leur dire.
.......Si
Mme de Lafayette a pris soin de nous apprendre que Mme de Clèves avait passé
toute la journée à se parer, elle ne prend pas la peine de nous donner la
moindre indication précise sur le résultat de tant de préparatifs et nous
laisse toute liberté pour imaginer la toilette de son héroïne, à la condition,
bien entendu, que nous ne sortions pas du plus parfait bon goût, que nous nous
gardions bien d'affubler par la pensée Mme de Clèves d'une défroque impossible
ou d'un accoutrement extravagant, et que nous nous abstenions surtout de lui
prêter toute tenue qui pût, si peu que ce fût, braver l'honnêteté. Elle nous
dit seulement : « Lorsqu'elle arriva, l'on admira sa beauté et sa
parure ». Mme de Lafayette n'est assurément pas Balzac. Les descriptions
ne l'intéressent aucunement et elle ne donne quasi jamais d'autres indications
que celles qui sont strictement nécessaires pour comprendre ce qui se passe. On
le voit bien ici : pas plus qu'elle n'a cherché à décrire la
« parure » de Mme de Clèves, Mme de Lafayette ne cherche à décrire
l'assistance ni la salle où le bal a lieu. Elle n'a qu'une hâte, c'est que le
bal commence, car il ne faut surtout pas que M. de Nemours arrive avant qu'il
ait commencé. Et elle est fort inquiète, car elle sait que M. de Nemours est
déjà en route et elle ne peut ignorer ce que personne n'ignore, à savoir qu'il
a les meilleurs chevaux du royaume, le meilleur carrosse et le meilleur cocher.
Toute plaisanterie mise à part, il fallait absolument que M. de Nemours, sans
doute retardé par les préparatifs de son voyage en Angleterre, n'arrivât qu'une
fois que le bal fût commencé afin qu'il pût danser avec Mme de Clèves sans lui
avoir été présenté. Car, s'il n'était pas arrivé en retard, les deux
personnages auraient nécessairement été présentés l'un à l'autre avant de
danser ensemble.
.......Fort
heureusement, tout va se passer ainsi que la romancière le souhaitait :
« le bal commença et, comme elle dansait avec M. de Guise, il se fit un
assez grand bruit vers la porte de la salle, comme de quelqu'un qui entrait et
à qui on faisait place ». On le voit, l'arrivée de M. de Nemours ne passe
pas inaperçue (« il se fit un assez grand bruit »). On ne saurait
s'en étonner : tout le monde se retourne toujours lorsque M. de Nemours
entre dans un lieu [10] et sa réapparition après une
longue absence doit provoquer beaucoup de commentaires [11]. Mais, pour qu'ils puissent danser
ensemble sans avoir été présentés, il va falloir encore que le roi s'en mêle :
« Mme de Clèves acheva de danser et, pendant qu'elle cherchait des yeux
quelqu'un qu'elle avait dessein de prendre, le roi lui cria de prendre celui
qui arrivait ». Si le roi intervient, ce n'est pas parce qu'il trouve
piquant de faire danser ensemble deux personnes qui ne se sont jamais
vues [12],
mais simplement sans doute parce qu'il juge qu'ils forment un couple
particulièrement beau. Toujours est-il, et, comme par hasard, cela ne manque
pas de faire l'affaire de la romancière, qu'au lieu de désigner M. de Nemours
par son nom, il utilise une périphrase et le désigne comme celui qui vient
d'arriver. Mme de Clèves ne saura donc pas avec qui elle danse, ou, du moins,
elle ne le saura pas d'une manière officielle, car en fait elle n'en doutera
pas : « Elle se tourna et vit un homme qu'elle crut d'abord ne
pouvoir être que M. de Nemours, qui passait par-dessus quelques sièges pour
arriver où l'on dansait ». Mme de Clèves n'hésite donc pas un seul instant
(« d'abord » a, bien sûr, le sens de « aussitôt »). Elle
sait tout de suite que l'homme qu'elle voit ne peut être que M. de Nemours, non
seulement parce qu'il ne ressemble à aucun des hommes qu'elle a déjà vus, mais
parce qu'il ressemble à ne pas pouvoir s'y tromper à un homme qu'elle n'a
jamais vu, mais dont, tout au fond d'elle-même, elle savait à l'avance que, dès
qu'elle le verrait, elle saurait qui il est.
.......Et
elle savait qu'elle le reconnaîtrait d'abord et surtout à la surprise qu'il lui
donnerait, et c'est effectivement le sentiment qu'elle éprouve dès qu'elle
l'aperçoit : « Ce prince était fait d'une sorte qu'il était difficile
de n'être pas surprise de le voir quand on ne l'avait jamais vu, surtout ce
soir-là, où le soin qu'il avait pris de se parer augmentait encore l'air brillant
qui était dans sa personne ». Elle le reconnaît non seulement parce qu'il
répond à l'image très séduisante qu'elle s'était faite de lui, mais aussi et
plus encore parce que cette image lui semble soudain inadéquate, le duc de
Nemours réel lui paraissant encore plus séduisant que celui dont elle avait
rêvé. Et cela aussi, elle l'avait rêvé. Elle est d'autant plus surprise que M.
de Nemours, qui réapparaît à la cour après une assez longue absence et à
l'occasion d'une fête particulièrement brillante, a pris, comme elle l'a fait
elle-même, grand soin de se parer, même si, on veut du moins l'espérer, il n'a
sans doute pas dû y passer, lui, toute sa journée. Et Mme de Lafayette ne
manque pas de souligner l'espèce de complémentarité que crée entre ses deux
personnages le fait qu'ils sont l'un et l'autre les deux êtres les plus beaux
et les plus fascinants que l'on ait jamais vus à la cour : « mais il
était difficile aussi de voir Mme de Clèves pour la première fois sans avoir un
grand étonnement [13]».
.......Rien
d'étonnant donc si M. de Nemours est aussi frappé par la vue de Mme de Clèves
qu'elle-même l'avait été par la sienne : « M. de Nemours fut
tellement surpris de sa beauté que, lorsqu'il fut proche d'elle, et qu'elle lui
fit la révérence, il ne put s'empêcher de donner des marques de son
admiration ». Mme de Clèves a vu M. de Nemours un tout petit peu avant
qu'il ne la voie lui-même, puisque, quand elle l'a aperçu, il était occupé à
passer par-dessus les sièges, avec cette souveraine élégance que lui seul est capable
de mettre dans un geste qui chez tout autre pourrait paraître trivial; et, avec
quelque désinvolture étudiée qu'il pût accomplir cette action, il était bien
obligé de regarder juste devant lui, s'il voulait éviter de s'aplatir par terre
sous les yeux de toute la cour dans un grand bruit de sièges renversés, ce que
la romancière ne lui aurait jamais pardonné. Mme de Lafayette a sans doute
voulu ainsi donner quelques secondes à son héroïne pour se remettre un peu
d'une surprise que, sans en avoir vraiment conscience, elle craint certainement
de laisser paraître si peu que ce soit. En revanche, M. de Nemours n'a
découvert, lui, Mme de Clèves que lorsqu'il est arrivé devant elle et qu'elle
lui a fait la révérence pour l'inviter à danser, et sa surprise n'en a été que
plus grande [14]. Mais, à la différence de Mme de
Clèves, M. de Nemours ne cherche aucunement à la dissimuler. Mme de Lafayette
n'ayant pas cru bon de nous dire de quelle manière il avait su exprimer son
admiration, il est difficile de le savoir de façon précise. Tout ce que l'on
peut assurer, c'est qu'il l'a fait d'une manière suffisamment expressive, voire
quelque peu appuyée (comme le suggère le pluriel « des marques »),
sans pour autant abandonner si peu que ce soit les bonnes manières. On peut donc
exclure toute manifestation empreinte de vulgarité telle que sifflement,
claquement de langues, juron ou commentaire plus ou moins trivial comme
« Tudieu ! quel beau tendron ! » ou « Grands dieux ! vit-on
jamais dondon plus délectable ! », manifestations qu'au demeurant M. de
Nemours savait fort bien que la romancière n'eût jamais tolérées.
.......M.
de Nemours n'aurait sans doute pas manqué de se présenter à Mme de Clèves, ou
plutôt de demander à quelqu'un autour de lui de bien vouloir le présenter, si,
le bal reprenant, et l'on devine qu'une fois de plus tout se déroule exactement
comme le souhaitait la romancière, il n'avait dû alors faire danser sa
cavalière, sous les regards admirateurs de l'assistance : « Quand ils
commencèrent à danser, il s'éleva dans la salle un murmure de louanges ».
Mme de Clèves et M de Nemours sont l'un et l'autre les deux êtres les plus
beaux de toute la cour, et l'un et l'autre semblent être ce soir-là encore plus
brillants, si faire se peut, qu'ils ne l'ont jamais été. Rien d'étonnant, par
conséquent, s'ils deviennent le point de mire de tous les regards et l'objet de
l'admiration générale. Mais, comme celle de M. de Nemours pour Mme de Clèves,
cette admiration va s'exprimer, et le « murmure de louanges » qui s'éleve
alors autour d'eux, leur fait connaître que toute la cour considère qu'ils
forment un couple exceptionnel. A la suite du roi qui leur a ordonné de danser
ensemble, c'est toute la cour qui semble ainsi se plaire à les accoupler.
.......Mais
ces deux êtres qui semblent si bien faits l'un pour l'autre, ces deux êtres,
que non seulement toute la cour connaît, mais qui en sont l'un et l'autre, pour
la beauté, les deux figures les plus en vue, ces deux êtres qui dansent
ensemble, ces deux êtres ne se connaissent point. C'est certainement la
première fois qu'une telle situation se produit et, bien sûr, la chose ne va
pas passer inaperçue : « Le roi et les reines se souvinrent qu'ils ne
s'étaient jamais vus, et trouvèrent quelque chose de singulier de les voir danser
ensemble sans se connaître ». On le voit, le roi et les reines n'ont pas
réalisé immédiatement que Mme de Clèves et M. de Nemours ne s'étaient jamais
vus (« se souvinrent »). S'ils y avaient pensé tout de suite, les
choses se seraient sans doute passées autrement, et le roi, au lieu de dire à
Mme de Clèves de danser avec « celui qui arrivait », aurait
probablement voulu présenter lui-même M. de Nemours à Mme de Clèves. Mais, dès
qu'ils en auront pris conscience, le roi et les reines ne vont pas manquer de
deviner que Mme de Clèves et M. de Nemours se sont reconnus, bien qu'ils
n'aient pas été présentés l'un à l'autre, et ils vont vouloir s'en
assurer : « Ils les appelèrent quand ils eurent fini sans leur donner
le loisir de parler à personne et leur demandèrent s'ils n'avaient pas bien
envie de savoir qui ils étaient, et s'ils ne s'en doutaient pas ». Grâce à
la curiosité du roi et des reines, les choses vont pouvoir se passer exactement
comme le souhaitait la romancière. Il n'aurait servi à rien, en effet, que M.
de Nemours n'arrivât qu'alors que le bal était déjà commencé, que le roi donnât
à Mme de Clèves l'ordre de danser avec « celui qui arrivait », si,
après avoir fini de danser avec elle, M. de Nemours avait pu se présenter
lui-même à Mme de Clèves ou plutôt demander à quelqu'un de bien vouloir le
présenter. Heureusement, le roi et les reines qui tiennent à mener à bien leur
petite expérience, vont les faire venir sans leur laisser le temps de se parler
ou de parler à qui que ce soit, afin de pouvoir vérifier qu'ils se sont bien
reconnus alors qu'ils ne s'étaient jamais vus.
.......La
petite scène qui va suivre constitue à l'évidence l'élément essentiel, le cœur
de tout le passage. Aussi Mme de Lafayette qui a utilisé jusque-là le style
indirect pour les propos du roi et des reines, va maintenant utiliser le style
direct pour nous faire entendre les propos de M. de Nemours, de la reine
dauphine et de Mme de Clèves [15]. Invité à reconnaître qu'il a bien
su deviner que sa cavalière était Mme de Clèves, M. de Nemours va le faire bien
volontiers : « Pour moi, madame, dit M. de Nemours, je n'ai pas
d'incertitude; mais comme Mme de Clèves n'a pas les mêmes raisons pour deviner
qui je suis que celles que j'ai pour la reconnaître, je voudrais bien que Votre
Majesté eût la bonté de lui apprendre mon nom ». C'est à la reine dauphine
que s'adresse M. de Nemours. Certes, puisqu'il se trouve devant « les
reines », ce pourrait être aussi à Catherine de Médicis, ou peut-être à la
reine de Navarre. Mais c'est la reine dauphine qui va lui répondre, et c'est
sans doute elle, par conséquent, qui a demandé aux deux danseurs s'ils
n'avaient pas deviné qui ils étaient. C'est sans doute elle, d'ailleurs, qui a
eu l'idée d'organiser ce petit test, et l'intérêt qu'elle porte à M. de Nemours
n'est probablement pas étranger à cette idée.
.......Quoi
qu'il en soit, M. de Nemours répond en parfait homme du monde. Il prouve qu'il
a bien reconnu Mme de Clèves en la nommant, mais il le fait d'une manière
élégante et subtile. Il eût été tout à fait rustre de répondre :
« Pour sûr je sais qui c'est : c'est Mme de Clèves ». Mais les
personnages de La Princesse de Clèves ne sont assurément pas des rustres
et M. de Nemours encore moins qu'un autre. Avec tact et discrétion, il va
dissocier son cas de celui de Mme de Clèves. Il répond donc que, lui, il a
deviné et qu'il est sûr d'avoir deviné juste (« je n'ai pas
d'incertitude »), mais, et cela lui permet de glisser son nom, et de
prouver ainsi sans avoir l'air d'y toucher ce qu'il vient d'affirmer, il ajoute
que Mme de Clèves, elle, n'a sans doute pas deviné qui il était. En parlant des
« raisons » qu'il a de reconnaître Mme de Clèves, M. de Nemours fait,
bien sûr, allusion à son exceptionnelle beauté à laquelle il rend ainsi
hommage. Mais la formule est suffisamment vague pour que Mme de Clèves ne
puisse s'en offenser [16], en même temps que la discrétion
même du compliment le rend encore plus flatteur : M. de Nemours suggère
ainsi que la beauté de Mme de Clèves est si évidente et si reconnue qu'il n'a assurément
pas besoin de s'expliquer davantage. Cela lui permet en même temps, avec une
modestie peut-être fausse, mais assurément de bon ton, de suggérer que lui-même
ne peut prétendre être reconnu aussi facilement, et donc de demander à la reine
dauphine de bien vouloir le présenter à celle qui a été sa cavalière. Peut-être
a-t-il déjà remarqué que celle-ci, comme Mme de Lafayette va nous l'apprendre
deux lignes plus loin, « paraissait un peu embarrassée », et veut-il
ainsi lui éviter d'avoir à répondre à la reine dauphine.
.......Peut-être
la reine dauphine l'a-t-elle remarqué, elle aussi, mais sa réponse montre
qu'elle ne songe guère à la ménager : « Je crois, dit Mme la
dauphine, qu'elle le sait aussi bien que vous ». La reine dauphine dit
« je crois », mais on devine qu'il s'agit d'une litote. N'en doutons
pas, elle en est tout à fait sûre, et d'ailleurs on en aura la preuve avec sa
prochaine réplique. L'intérêt qu'elle porte à M. de Nemours la rend sans doute
particulièrement lucide, sans compter qu'elle est mieux placée que personne
pour savoir que Mme de Clèves a beaucoup entendu parler de M. de Nemours et
qu'elle en a entendu parler d'une façon bien propre à susciter sa curiosité,
puisque, nous le savons, c'est elle surtout qui lui en a parlé. Et peut-être
a-t-elle eu, de plus, l'occasion de remarquer, en lui parlant de M. de Nemours,
que ce sujet ne semblait pas laisser Mme de Clèves totalement indifférente. En
disant à M. de Nemours que Mme de Clèves sait aussi bien son nom que lui sait
le sien, la reine dauphine souligne ainsi l'espèce de complicité que le hasard
semble avoir voulu créer entre ces deux êtres. Après le roi qui les a tout de
suite invités à danser ensemble, après l'assistance qui a salué par « un
murmure de louanges » le couple qu'ils formaient, la reine dauphine, sans
le vouloir sans doute, donne elle aussi l'impression de penser que Mme de
Clèves et M. de Nemours semblent faits l'un pour l'autre.
.......« Je
vous assure, madame, reprit Mme de Clèves qui paraissait un peu embarrassée, que
je ne devine pas si bien que vous pensez ». M. de Clèves, nous l'avons vu,
se désolait parce que sa présence ne donnait à sa future femme « ni de
plaisir ni de trouble ». Mme de Clèves ne connaît M. de Nemours que depuis
quelques minutes, et Mme de Lafayette ne nous dit pas, mais on peut aisément
deviner que c'est bien le cas, si la présence de M. de Nemours a déjà donné à
Mme de Clèves un peu de ce plaisir que ne lui a jamais donné celle de M. de
Clèves. Elle nous apprend, en revanche, en notant ce léger embarras que Mme de
Clèves ne peut s'empêcher de laisser paraître, que M. de Nemours lui donne déjà
un peu de ce trouble que sa présence ne cessera de lui donner par la suite, et
de plus en plus. L'embarras que semble faire naître ou augmenter la réplique de
la dauphine, et qui pourrait n'être interprété que comme une simple marque de
réserve ou de timidité, est le signe extérieur de quelque chose de plus
profond. La réponse de Mme de Clèves constitue évidemment un mensonge
puisqu'elle a reconnu immédiatement et sans la moindre hésitation M. de
Nemours, et c'est le premier mensonge caractérisé de Mme de Cléves [17], mensonge qui sera suivi de
beaucoup d'autres. Mais elle se garde bien de dire qu'elle n'a aucune idée de
l'identité de celui avec qui elle a dansé, car, outre qu'elle n'aurait aucune
chance d'être crue, ce serait quelque peu discourtois.
.......La
reine dauphine ne va pas croire Mme de Clèves un seul instant :
« Vous devinez fort bien, répondit Mme la dauphine ». On le voit,
cette fois-ci, car sans doute a-t-elle été quelque peu agacée de voir que Mme
de Clèves avait voulu lui en faire accroire, elle n'a plus recours à la litote.
Mais elle ne se contente pas de rejeter sans appel la dénégation de Mme de
Clèves; elle va aussi la commenter et l'expliquer d'une manière aussi discrète
que pénétrante, et qui est sans doute encore plus pénétrante qu'elle ne le
pense elle-même : « et il y a même quelque chose d'obligeant pour M.
de Nemours à ne vouloir pas avouer que vous le connaissez sans l'avoir jamais
vu ». Si le dialogue central est assurément, comme le note M. Jean
Rousset, « le point fort de la scène [18]», cette réflexion de la reine
dauphine, réflexion qui lui permet, en passant et comme sans y toucher, de
faire ce que M. de Nemours lui avait demandé de faire, c'est-à-dire le nommer à
Mme de Clèves, en glissant son nom aussi discrètement et aussi habilement que
lui-même avait glissé celui de Mme de Clèves, cette réflexion est elle-même le
point fort de ce dialogue. Elle a quelque chose de paradoxal, et la reine
dauphine souligne elle-même discrètement ce caractère paradoxal en disant que
le refus de Mme de Clèves d'avouer qu'elle l'a reconnu « a même
quelque chose d'obligeant pour M. de Nemours ». La reine dauphine a
recours à un raccourci d'expression. Elle veut dire que non seulement le refus
de Mme de Clèves n'a rien de désobligeant pour M. de Nemours, mais qu'il a même
quelque chose d'obligeant. A première vue, en effet, le refus de Mme de Clèves
pourrait plutôt être considéré comme quelque peu désobligeant. Ce qui aurait
été vraiment obligeant, semble-t-il, c'est, au contraire, de répondre à sa
politesse et de reconnaître sans difficulté qu'elle avait deviné qui il était,
comme lui-même avait reconnu qu'il avait deviné qui elle était.
.......Si
la reine dauphine dit que le refus de Mme de Clèves d'avouer qu'elle l'a
reconnu a quelque chose d'obligeant pour lui, c'est parce qu'elle devine que la
vue de M. de Nemours a fait une certaine impression sur Mme de Clèves et que
c'est pour cette raison qu'elle n'a pas voulu avouer qu'elle l'avait reconnu.
Car, en soi, le fait que Mme de Clèves ait reconnu M. de Nemours bien qu'elle
ne l'eût jamais vu, n'a rien que de très normal et de très naturel. Elle
connaît maintenant tous les hommes de la cour sauf M. de Nemours. Quoi
d'étonnant donc que, devant un homme qu'elle n'a encore jamais vu et dont
l'apparence correspond aux descriptions qu'on lui a faites de M. de Nemours,
elle se dise qu'il doit s'agir de lui ? Il n'y aurait donc rien de
compromettant pour elle à avouer qu'elle a reconnu M. de Nemours. Mais, si Mme
de Clèves ne veut pas, n'ose pas l'avouer, c'est que cette reconnaissance n'a
pas été une simple et froide déduction logique; c'est qu'elle n'a pas reconnu
M. de Nemours seulement avec son intelligence, mais aussi avec son cœur.
.......Nul
doute que la remarque de la reine dauphine n'augmente encore l'embarras de Mme
de Clèves, même si, bien moins encore que la reine dauphine ne le fait
elle-même, elle ne peut en apprécier l'exacte portée. Et, si peut-être l'auteur
de cette remarque, la reine dauphine l'aura vite oubliée, il y a tout lieu de
penser que Mme de Clèves, elle, ne l'oubliera pas. Cette remarque va rester
dans son esprit, et, en même temps que, d'une manière très lente et très
progressive, la passion que, dès le premier regard, lui a inspirée M. de
Nemours, va remonter des zones obscures aux zones claires de la conscience, Mme
de Clèves va peu à peu pouvoir mieux mesurer la profonde justesse de la
remarque de la reine dauphine. Et c'est seulement le jour où elle prendra
clairement et complètement conscience de la passion qu'elle nourrit pour M. de
Nemours, qu'elle comprendra que cette remarque allait encore plus loin que ne
le pensait celle qui l'avait faite. Mais, si cette remarque ne prendra vraiment
tout son sens, pour Mme de Clèves, que le jour où elle aura vraiment compris
qu'elle aime M. de Nemours, elle n'en aura pas moins, en même temps, joué un
rôle dans le lent travail qui l'aura amenée à le comprendre. Ainsi, par cette
remarque, la reine dauphine aura sans le savoir déposé dans l'esprit de Mme de
Clèves un premier germe, un premier ferment, et il jouera un rôle, si faible
qu'il puisse être, dans le long processus de maturation qui aboutira à la prise
de conscience de sa passion.
.......Inconsciemment,
car elle-même ne connaît pas encore le sentiment naissant qu'elle cherche déjà
à cacher, Mme de Clèves a eu peur de se trahir en avouant qu'elle avait reconnu
M. de Nemours. Mais c'est précisément en refusant de l'avouer qu'elle se trahit,
même si, pour l'instant, ni elle-même, ni M. de Nemours, ni même la reine
dauphine qui se montre ici la plus perspicace, ne peuvent encore s'en rendre
compte. Plus tard, nous le verrons, lorsque Mme de Clèves se sera rendu compte
qu'il lui est impossible de vaincre sa passion, elle prendra la ferme
résolution de n'en donner, du moins, aucune marque. Mais le lecteur saura tout
de suite qu'elle ne pourra pas la tenir. Il n'aura pas oublié, en effet,
qu'elle en a déjà laissé échapper de nombreux signes, même si souvent personne
ne les a vus, et cela dès les tout premiers instants, en refusant d'avouer
qu'elle avait reconnu M. de Nemours.
.......Ce
n'est pas un hasard si la première marque que Mme de Clèves donne de son amour
pour M. de Nemours est un refus. Ce refus sera suivi de beaucoup d'autres
jusqu'au refus final par lequel Mme de Clèves mettra un terme à ses relations
avec M. de Nemours, lorsqu'elle lui annoncera qu'elle a résolu de ne pas
l'épouser. A quelques rares exceptions près [19], les signes de sa passion que Mme
de Clèves laissera voir à M. de Nemours, seront tous des signes négatifs. Si
Mme de Clèves ne peut s'empêcher de lui laisser voir sa passion, c'est presque
toujours parce qu'elle ne peut s'empêcher de lui laisser voir qu'elle a peur de
la lui laisser voir. Ici, sans doute, il est encore beaucoup trop tôt pour que
M. de Nemours, au demeurant trop impressionné par la beauté de Mme de Clèves
qu'il découvre pour la première fois, puisse s'interroger déjà (mais cela ne
saurait tarder) sur l'impression qu'il a pu lui faire lui-même. Mais il est
probable que, plus tard, lorsqu'il aura acquis la certitude d'être aimé de Mme
de Clèves et qu'il se rappellera qu'elle avait nié l'avoir reconnu, il
comprendra qu'elle lui avait ainsi, sans le savoir elle-même, donné la première
preuve de son amour.
.......Sans
que ni elle-même ni M. de Nemours ne puissent pour l'instant le comprendre, ce
premier refus est donc la première de ces « rigueurs » qu'elle ne
cessera de témoigner à M. de Nemours, et que M. de Clèves lui reprochera,
lorsqu'il comprendra que ces « rigueurs », parce qu'elles trahissent
son amour en trahissant sa peur de le trahir, deviennent autant de
« faveurs » que, sans qu'elle le veuille, elle accorde à M. de
Nemours [20].
Mais, tout en les lui reprochant, M. de Clèves ne pourra s'empêcher de rendre
hommage à la vertu de sa femme. Si une telle situation a pu s'instaurer, c'est,
en effet, parce que sa femme n'est pas une femme comme les autres, et que sa
réaction instinctive, au lieu de s'abandonner à ses sentiments, est de tout
faire pour les réprimer, ou, à tout le moins, pour les dissimuler. Le refus
d'avouer qu'elle a reconnu M. de Nemours est la première manifestation d'une
attitude qui ne se démentira jamais. A la place de Mme de Clèves, une autre
femme, au lieu de refuser d'avouer qu'elle avait reconnu M. de Nemours, aurait
été trop heureuse, non seulement de lui rendre sa politesse et de lui retourner
son compliment, mais encore de s'interroger devant lui sur les raisons qui
avaient pu pousser le destin à les faire se rencontrer d'une manière si
singulière et leur donner l'occasion de se reconnaître immédiatement alors
qu'ils ne s'étaient jamais vus. Pour pasticher ce que dira M. de Clèves,
lorsqu'il aura réussi à savoir, en tendant un piège à sa femme, que c'était
bien de M. de Nemours qu'il avait lieu d'être jaloux [21], c'est par son refus d'avouer
qu'elle a reconnu M. de Nemours que Mme de Clèves nous apprend ce qu'une autre
femme nous aurait appris par l'empressement qu'elle aurait mis à l'avouer.
.......Si
sa remarque va sans doute beaucoup plus loin qu'elle-même ne le pense, la reine
dauphine, redisons-le, n'en a pas moins fait preuve d'une indéniable
perspicacité, et c'est, bien sûr, l'intérêt qu'elle porte elle-même à M. de
Nemours qui explique en grande partie cette perspicacité. On sera donc un peu
surpris de constater dans les pages suivantes que cette perspicacité n'aura
pour ainsi dire pas de suite [22] et que la reine dauphine ne
devinera jamais la passion de Mme de Clèves, alors pourtant qu'elles sont fort
intimes. A chaque fois que Mme de Clèves ne pourra pas s'empêcher de laisser
échapper des signes de sa passion en présence de la reine dauphine, le hasard
fera que celle-ci regardera ailleurs ou, pensant à autre chose, n'y fera pas
attention [23].
Et, derrière ce hasard, une fois de plus, il y a, bien sûr, la romancière. Ici
elle avait besoin que la reine dauphine se montrât perspicace pour nous faire
deviner grâce à elle ce qui se passe dans l'âme de son héroïne et que celle-ci
ignore. Mais, en même temps, elle tient à ce que personne, à l'exception de M.
de Nemours lui-même et du chevalier de Guise qui gardera le secret, ne puisse
deviner la passion de Mme de Clèves.
.......Si
Mme de Lafayette s'est servie de la reine dauphine pour jeter un rapide coup de
projecteur dans l'âme de Mme de Clèves, elle a estimé qu'elle en avait assez
fait pour cette première rencontre entre ses deux héros et qu'il lui fallait
faire cesser l'embarras dans lequel elle venait de mettre son héroïne. Elle
intervient pour lui éviter de ne savoir trop quoi répondre à la reine dauphine
et d'abord de ne pas savoir s'il faut ou non lui répondre [24], et met fin à la conversation, en
faisant appel à la reine pour faire reprendre le bal, lequel se révèle décidément
particulièrement propre à servir les desseins de la romancière : « La
reine les interrompit pour faire continuer le bal ». Le bal va donc
reprendre, mais on sent que, pour la romancière, ce bal, qui n'avait d'autre
raison d'être que de permettre à Mme de Clèves et à M. de Nemours de se
rencontrer dans les conditions qu'elle souhaitait, est déjà fini. Il ne lui
reste plus qu'à conclure la scène, c'est-à-dire, comme c'est presque toujours
le cas, à faire le point sur les sentiments de ses personnages, ici Mme de
Clèves et M. de Nemours.
.......Elle
va commencer par M. de Nemours parce que son cas est plus simple :
« M. de Nemours prit la reine dauphine. Cette princesse était d'une
parfaite beauté et avait paru telle aux yeux de M. de Nemours avant qu'il allât
en Flandre; mais, de tout le soir, il ne put admirer que Mme de Clèves ».
Mme de Lafayette ne nous le dit pas directement, mais on devine non seulement
que M. de Nemours est déjà amoureux, mais qu'il l'est comme il ne l'a encore
jamais été. Car, si ce n'est assurément pas la première fois qu'il s'intéresse
à une femme, c'est la première fois, semble-t-il, qu'une femme réussit à lui
faire oublier toutes les autres pour ne plus penser qu'à elle [25]. La reine dauphine, dont il
admirait jusque-là la beauté, semble ne plus exister à ses yeux, non plus
qu'aucune autre des femmes qui sont là. Même si nous ne pourrons vraiment le
comprendre que plus tard, cette profonde transformation de M. de Nemours, pour
ne pas dire cette métamorphose, dont Mme de Lafayette va nous faire part plus
loin [26]
et qui va étonner ses amis et tous ceux qui le connaissent, est pour ainsi dire
déjà accomplie. Le séducteur quelque peu frivole, l'homme à bonnes fortunes,
pour ne pas dire le don juan, qu'a été jusque-là M. de Nemours, ne sont plus.
Dès l'instant où il a vu Mme de Clèves, M. de Nemours est devenu l'homme d'une
passion aussi profonde qu'exclusive.
.......Les
deux paragraphes suivants sont destinés à nous éclairer sur les sentiments de
Mme de Clèves. Mais, au lieu de nous éclairer elle-même, comme elle vient de le
faire pour M. de Nemours, Mme de Lafayette va le faire d'une manière indirecte,
en nous rapportant les impressions convergentes d'abord du chevalier de Guise
et ensuite de Mme de Chartres. En ayant recours à cet éclairage indirect, la
romancière veut suggérer qu'à la différence de M. de Nemours, Mme de Clèves n'a
pas conscience des sentiments qui viennent de s'éveiller en elle. Si M. de
Nemours est tout à fait conscient d'avoir été fasciné par la beauté de Mme de
Clèves et ne cherche aucunement à se le cacher à lui-même, il en va tout
autrement de Mme de Clèves. Mais d'autres peuvent déjà deviner ce qu'elle-même
ne devine pas encore. Le premier à le faire va être le chevalier de
Guise : « Le chevalier de Guise, qui l'adorait toujours, était à ses
pieds, et ce qui venait de se passer lui avait donné une douleur sensible. Il
le prit comme un présage que la fortune destinait M. de Nemours à être amoureux
de Mme de Clèves; et soit qu'en effet il eût paru quelque trouble sur son
visage, ou que la jalousie fît voir au chevalier de Guise au-delà de la vérité,
il crut qu'elle avait été touchée de la vue de ce prince, et il ne put
s'empêcher de lui dire que M. de Nemours était bien heureux de commencer à être
connu d'elle par une aventure qui avait quelque chose de galant et
d'extraordinaire ».
.......Après
avoir évoqué ce que M. de Nemours avait ressenti pendant le reste de la soirée
(« de tout le soir »), Mme de Lafayette fait maintenant un petit
retour en arrière pour nous ramener au moment où la reine a fait reprendre le
bal. Il semble qu'alors que M. de Nemours s'est aussitôt remis à danser, Mme de
Clèves, elle, ne l'ait pas fait tout de suite. Sans doute s'est-elle assise, et
probablement sur une espèce d'estrade qui borde la piste de danse (puisque le
chevalier de Guise se trouve « à ses pieds »). Quoi qu'il en soit, le
chevalier de Guise, qui a assisté au petit dialogue qui vient d'avoir lieu
entre la reine dauphine, M. de Nemours et Mme de Clèves, a été très attentif à
« ce qui venait de se passer ». Il soupçonne tout de suite que M. de
Nemours va être amoureux de Mme de Clèves. Il l'aurait sans doute fait, quand
bien même les circonstances dans lesquelles M. de Nemours l'a rencontrée, ne
lui auraient pas paru suggérer que la fortune le destinait à être amoureux de
Mme Clèves. M. de Nemours devenant régulièrement amoureux de toutes les plus
belles personnes de la cour, il était, somme toute, tout à fait logique de
prévoir qu'il n'allait pas manquer de tomber amoureux de celle que tout le
monde s'accordait à reconnaître comme étant la plus belle de toutes [27].
.......Mais,
bien sûr, c'est à ce qui se passait dans l'âme de Mme de Clèves que le
chevalier de Guise s'est surtout intéressé, et il lui a semblé que M. de
Nemours ne l'avait pas laissée indifférente. Là où les autres n'avaient vu
qu'un peu d'embarras, le chevalier de Guise a cru voir, lui, un peu de
« trouble ». Mme de Lafayette feint de lui laisser la responsabilité
de cette conclusion et de ne pas pouvoir la confirmer ou l'infirmer, car le
chevalier de Guise est amoureux de Mme de Clèves, et, si la jalousie peut
parfois permettre de voir ce que les autres ne voient pas, elle peut aussi
faire voir ce qui n'est pas. Mais, qu'elle permette de mieux voir ou qu'elle fasse
voir ce qui n'est pas, il est généralement bien difficile à la jalousie de ne
pas se laisser voir. Aussi le chevalier de Guise ne va-t-il pas pouvoir
s'empêcher de dire à Mme de Clèves qu'il envie la chance qu'a eue M. de Nemours
de faire sa connaissance dans des circonstances si singulières. Ce faisant,
comme l'a déjà fait le roi en invitant Mme de Clèves à danser avec celui qui
arrivait, comme l'a déjà fait l'assistance en saluant par « un murmure de
louanges » le couple qui commençait à danser, et plus encore comme l'a
déjà fait la reine dauphine par les propos qu'elle a tenus, le chevalier de
Guise ne peut s'empêcher aussi d'attirer encore un peu plus l'attention de Mme
de Clèves sur le fait que M. de Nemours et elle semblent être vraiment destinés
l'un à l'autre.
.......Mais,
si Mme de Lafayette a semblé ne pas vouloir prendre à son compte le diagnostic
du chevalier de Guise, elle va s'employer aussitôt après à nous convaincre
qu'il a bien vu juste, d'abord par ce qu'elle nous dit du comportement de son
héroïne, ensuite et surtout, en faisant partager les soupçons du chevalier de
Guise à Mme de Chartres, dont le jugement ne peut être, comme celui du
chevalier, faussé par la jalousie : « Mme de Clèves revint chez elle,
l'esprit si rempli de tout ce qui s'était passé au bal, que, quoiqu'il fût
tard, elle alla dans la chambre de sa mère pour lui en rendre compte; et elle
lui loua M. de Nemours avec un certain air qui donna à Mme de Chartres la même
pensée qu'avait eue le chevalier de Guise ». Le comportement de Mme de
Clèves ne laisse pas d'être un peu surprenant. Bien qu'il soit tard, au lieu
d'aller se coucher tout de suite, elle éprouve le besoin d'aller chez sa
mère [28],
au risque de la réveiller en plein sommeil, pour lui rendre compte de son bal.
Le moins que l'on puisse dire, c'est que cela pouvait attendre le lendemain.
Cette impatience ne laisse pas d'être suspecte. De plus, on devine aisément que
le compte rendu du bal que Mme de Clèves a fait à sa mère, a consisté
essentiellement à parler de sa rencontre avec M. de Nemours et à
« louer » celui-ci. Mme de Clèves a l'esprit « rempli de tout ce
qui s'était passé au bal », mais tout ce qui s'est passé au bal se réduit
pour elle à sa rencontre avec M. de Nemours qui lui a fait oublier tout le
reste. Si, « de tout le soir », M. de Nemours « ne put admirer
que Mme de Clèves », il est clair que celle-ci, de son côté, n'a pu penser
qu'à M. de Nemours.
.......Mais,
si le besoin qu'a éprouvé Mme de Clèves de s'épancher auprès de sa mère et de
lui faire un chaud éloge de M. de Nemours au beau milieu de la nuit, prouve
assurément qu'elle est déjà amoureuse de lui [29], il prouve aussi qu'elle-même en
est encore profondément inconsciente. Dans le cas contraire, elle ne serait pas
allée parler à sa mère ou, du moins, elle se serait montrée beaucoup plus
réservée dans sa façon de faire l'éloge de M. de Nemours. Pour s'en convaincre,
il n'est que de comparer son comportement ici avec celui qu'elle aura quelques
jours plus tard, quand elle se sera rendu compte que M. de Nemours est amoureux
d'elle : « Elle ne se trouva pas la même disposition à dire à sa mère
ce qu'elle pensait des sentiments de ce prince qu'elle avait eue à lui parler
de ses autres amants; sans avoir un dessein formé de lui cacher, elle ne lui en
parla point [30]». On voit ici que, si Mme de
Clèves n'a toujours pas une véritable conscience des sentiments qu'elle nourrit
pour M. de Nemours, elle en a néanmoins une sorte de conscience indirecte, une
sorte de préconscience, puisque, sans s'en rendre vraiment compte, elle se
tient sur ses gardes, et l'on devine qu'elle ne va pas pouvoir continuer à se
cacher encore longtemps à elle-même ce qu'elle cherche déjà à cacher aux
autres. Mais, si Mme de Clèves n'était pas encore secrètement sur ses gardes,
lorsque, après le bal, elle est allée parler à sa mère, on peut penser pourtant
que le récit de sa rencontre avec M. de Nemours n'a pas dû être tout à fait
complet. « Sans avoir un dessein formé de [le] lui cacher », pour
parler comme Mme de Lafayette, elle s'est très probablement abstenue de dire à
sa mère qu'elle avait tout de suite reconnu M. de Nemours, et a certainement
omis de lui rapporter le petit dialogue qu'elle avait eu avec la reine
dauphine.
.......Quoi
qu'il en soit, Mme de Chartres n'en a pas moins deviné, comme le chevalier de
Guise, que la vue de M. de Nemours n'avait pas laissé sa fille indifférente. Ne
nous étonnons pas de la perspicacité de Mme de Chartres qui, sans parler, bien
sûr, de l'intéréssé, sera la seule personne, avec le chevalier de Guise, à
s'apercevoir de la passion que nourrit sa fille. Outre que Mme de Chartres
connaît sa fille mieux que personne, la grande méfiance que lui inspire la
passion, la conviction où elle est que les aventures extraconjugales ne peuvent
apporter à une femme que le malheur [31], expliquent qu'elle ait su
découvrir une chose qu'elle redoutait plus que tout [32].
................................................................*
...........................................................*.......*
.......Cette
scène, qui nous fait assister à la première rencontre de Mme de Clèves et de M.
de Nemours, est bien évidemment une scène tout à fait capitale. Les deux
personnages ne savaient pas qu'ils allaient se rencontrer ce jour-là [33], mais Mme de Lafayette le savait
pour eux, et elle a soigneusement préparé l'événement. Elle a voulu qu'à
l'opposé de la première rencontre de Mlle de Chartres et de M. de Clèves, la
première rencontre de Mme de Clèves et de M. de Nemours apparût pleinement
comme une rencontre, c'est-à-dire comme la rencontre de deux êtres qui étaient
faits pour se rencontrer. La première rencontre de Mlle de Chartres et de M. de
Clèves n'avait pas été une véritable rencontre : les deux personnages
s'étaient croisés plutôt qu'ils ne s'étaient rencontrés. Ils ne s'étaient pas
parlé et ni l'un ni l'autre n'avait su qui était l'autre. Si M. de Clèves avait
tout de suite été fasciné par Mlle de Chartres, celle-ci ne s'était pas
intéressée à lui, et ne l'avait pas vraiment vu : elle avait seulement vu
qu'il la regardait. Et elle l'avait vu non seulement sans plaisir, mais avec
une certaine impatience; aussi était-elle sortie assez vite [34].
.......A
l'opposé de la première rencontre de Mlle de Chartres et de M. de Clèves, qui
fut, somme toute, une rencontre tout à fait banale, Mme de Lafayette a tout
fait pour donner à la première rencontre de Mme de Clèves et de M. de Nemours
un caractère tout à fait exceptionnel. Ce caractère tient d'abord au cadre et
aux circonstances dans lesquels ils se rencontrent : un grand bal donné au
Louvre pour les fiançailles d'une princesse royale. Mais il tient surtout à la
situation particulièrement insolite dans laquelle se trouvent les deux
personnages. Ils sont les seuls à ne pas se connaître dans une assemblée où
tout le monde se connaît et où tout le monde les connaît, et dont ils sont l'un
et l'autre les deux personnes les plus remarquables par leur beauté qui
surpasse celle de tous les autres. Qui plus est, M. de Nemours n'étant arrivé
qu'alors que le bal avait déjà commencé et le roi ayant dit à Mme de Clèves de
danser avec « celui qui arrivait », ils vont se trouver en train de
danser ensemble, sans avoir été présentés l'un à l'autre. Et, bien sûr, un fait
si exceptionnel ne saurait passer inaperçu. Le roi et les reines, et sans doute
beaucoup d'autres avec eux, ne manquent pas de le remarquer et de deviner
qu'ils se sont reconnus sans s'être jamais vus. Ils vont vouloir le vérifier
et, pour ce faire, les soumettre à un petit interrogatoire qui a pour premier
effet d'attirer leur attention, et celle de l'assistance, sur le caractère si
singulier de ce qui leur est arrivé. Et la réflexion que le chevalier de Guise
ne va pas pouvoir s'empêcher de faire à Mme de Clèves et à laquelle, n'en
doutons pas, celle-ci ne pourra s'empêcher de repenser les jours suivants,
contribuera à renforcer encore le sentiment confus qui s'est insinué en elle
d'avoir rencontré en M. de Nemours l'homme qui était fait pour elle et pour
lequel elle était faite.
.......Mais
la situation singulière dans laquelle Mme de Lafayette a placé ses deux
personnages, ne sert pas seulement à attirer l'attention de tous, et d'abord la
leur, sur le fait qu'ils semblent être faits l'un pour l'autre. Elle va aussi
et surtout permettre à la romancière de donner un coup de projecteur rapide
mais néanmoins très éclairant sur ce qui se passe dans l'âme de son héroïne.
Mme de Lafayette ne cesse de faire avec son héroïne ce que M. de Clèves fera
lui-même avec sa femme (aussi bien est-ce certainement la romancière qui lui en
a soufflé l'idée) lorsqu'il voudra savoir le nom de l'homme qu'elle aime :
elle lui tend des pièges. Elle ne cesse, en effet, de la placer dans des
situations à laquelle Mme de Clèves ne s'attendait pas et auxquelles, par
conséquent, elle n'était pas préparée. Ce sera le cas lorsque M. de Nemours lui
déclarera sa passion après la mort de Mme de Chartes, Mme de Clèves ne
s'attendant évidemment pas à ce que M. de Nemours ose lui parler de son amour,
fût-ce d'une manière voilée, au cours d'une visite de condoléances. Ce sera,
bien sûr, le cas lorsque M. de Nemours dérobera son portrait. Ce sera
doublement le cas lors de l'épisode de l'accident de M. Nemours, d'abord au
moment de l'accident lui-même, et ensuite lorsque M. de Nemours, qu'on avait
cru, et Mme de Clèves plus que quiconque, « considérablement blessé [35]», reparaîtra chez la reine,
quelques instants plus tard, « magnifiquement habillé et comme un homme
qui ne se sentait pas de l'accident qui lui était arrivé [36]». Ce sera le cas lors de l'épisode
de la lettre où Mme de Clèves sera de nouveau placée deux fois devant une
situation à laquelle elle ne s'attendait pas, d'abord lorsque M. de Nemours se
présentera tôt le matin chez elle [37], et ensuite lorsqu'il lui
apprendra que la fameuse lettre, dont elle n'avait jamais pensé qu'elle pouvait
être adressée à quelqu'un d'autre, ne s'adressait pas à lui. Ce sera encore le
cas lorsque M. de Nemours, pour être sûr de voir Mme de Clèves seul à seule, se
présentera chez elle à l'heure où les dernières visiteuses en sortiront,
c'est-à-dire à un moment où Mme de Clèves ne s'attendra plus à avoir de
nouvelles visites.
.......Rien
d'étonnant à cela. Ayant conçu une héroïne qui, bien loin de s'abandonner à ses
sentiments, veut les combattre et fait tous ses efforts pour essayer de ne pas
les laisser paraître, Mme de Lafayette est obligée, lorsqu'elle veut que Mme de
Clèves laisse échapper des signes de sa passion, de la mettre brusquement dans
une situation imprévue de façon que, prise de court, elle ne puisse ainsi
s'empêcher de laisser paraître ses sentiments, comme lorsqu'elle ne peut
s'empêcher de laisser voir son inquiétude quand M. de Nemours a son accident,
ou son euphorie soudaine lorsqu'il l'a convaincue que la lettre perdue ne
s'adressait pas à lui, ou, plus souvent, indirectement, en laissant paraître la
peur qu'elle a de les laisser paraître. Et c'est déjà le cas ici. Bien que les
sentiments de Mme de Clèves pour M. de Nemours viennent seulement de naître et
qu'elle-même ne les connaisse pas encore, elle a déjà secrètement peur de les
laisser paraître. Mais elle n'aurait sans doute pas laissé paraître cette peur,
si Mme de Lafayette, comme elle le fera si souvent par la suite, ne l'avait
aussitôt placée dans une situation à laquelle elle ne s'attendait pas.
.......Non
seulement, en effet, Mme de Clèves ne s'attendait pas à rencontrer M. de
Nemours, mais elle ne s'attendait pas non plus et ne pouvait s'y attendre, à le
rencontrer dans des circonstances aussi exceptionnelles. Et c'est ce que
voulait la romancière. Si Mme de Clèves s'était attendue à rencontrer M. de
Nemours, si, surtout, elle avait fait sa connaissance de la même façon qu'elle
a fait jusque-là la connaissance de tous les hommes de la cour, si la
présentation s'était faite dans les formes normales, elle aurait sans doute
ressenti la même émotion secrète en le voyant, mais elle aurait su comment se
comporter et elle n'aurait pas éprouvé l'embarras qu'elle a éprouvé en se
voyant soudainement en face d'un problème tout à fait imprévu et auquel on ne
lui avait pas appris quelle solution il convenait d'apporter : fallait-il
ou ne fallait-il pas avouer qu'elle avait reconnu un homme qu'elle n'avait
encore jamais vu ? Dans le cas présent, il n'y avait, nous l'avons dit, aucune
raison objective pour que Mme de Clèves n'avouât pas qu'elle avait reconnu M.
de Nemours, et elle l'aurait sans doute compris, si elle avait eu le loisir d'y
réfléchir un instant de sang-froid. Mais c'était précisément ce que Mme de
Lafayette ne voulait pas.
.......La
romancière est donc pleinement parvenue à ses fins. Elle a su, grâce à l'habile
concours de circonstances qu'elle a imaginé, donner à la première rencontre de
Mme de Clèves et de M. de Nemours le caractère singulier et romanesque qui
convenait à un événement qui change tout le cours du roman ou plutôt qui lui
donne sa véritable direction et que tout ce qui précédait ne faisait que
préparer, en même temps qu'un caractère secrètement tragique, puisque ces deux
êtres, dont tout le monde et le destin lui-même semblent se plaire à souligner
qu'ils étaient faits l'un pour l'autre, se sont rencontrés trop tard [38]. Mais elle a su aussi et surtout
donner à son héroïne l'occasion de laisser échapper un premier signe de la
passion qui vient de naître en elle, et ce premier signe annonce tout son
comportement à venir. Redisons-le, le refus de Mme de Clèves d'avouer qu'elle a
reconnu M. de Nemours, annonce beaucoup d'autres refus et prépare déjà le refus
final.
René Pommier