vendredi 22 avril 2016

Les quatre textes pour notre prochain objet d'étude Poésie et quête de sens

   Texte 1 « J’aime la liberté... » de Joachim du Bellay

J’aime la liberté, et languis en service,
Je n’aime point la Cour, et me faut courtiser,
Je n’aime la feintise, et me faut déguiser,
J’aime simplicité, et n’apprends que malice.
Je n’adore les biens, et sers à l’avarice,
Je n’aime les honneurs, et me les faut priser,
Je veux garder ma foi, et me la faut briser,
Je cherche la vertu, et ne trouve que vice.
Je cherche le repos, et trouver ne le puis,
J’embrasse le plaisir, et n’éprouve qu’ennuis,
Je n’aime à discourir, en raison je me fonde,
J’ai le corps maladif, et me faut voyager,
Je suis né pour la Muse, on me fait ménager,
Ne suis-je pas (Morel) le plus chétif du monde ?

Les Regrets 
     Texte 2 « Chanson, VII,6 » Victor Hugo
Sa grandeur éblouit l'histoire.
  Quinze ans, il fut
Le dieu que traînait la victoire
  Sur un affût ;
  L'Europe sous la loi guerrière
  Se débattit. -
Toi, son singe, marche derrière,
  Petit, petit.
Napoléon dans la bataille,
   Grave et serein,
Guidait à travers la mitraille
  L'aigle d'airain.
Il entra sur le pont d'Arcole,
  Il en sortit. -
  Voici de l'or, viens, pille et vole,
  Petit, petit.
Berlin, Vienne, étaient ses maîtresses ;
  Il les forçait,
Leste, et prenant les forteresses
   Par le corset.
Il triompha de cent bastilles
  Qu'il investit. -
Voici pour toi, voici des filles,
  Petit, petit.
Il passait les monts et les plaines,
  Tenant en main
La palme, la foudre, et les rênes
  Du genre humain ;
Il était ivre de sa gloire
   Qui retentit. -
Voici du sang, accours, viens boire,
  Petit, petit.
Quand il tomba, lâchant le monde,
  L'immense mer
  Ouvrit à sa chute profonde
  Son gouffre amer ;
Il y plongea, sinistre archange,
  Et s'engloutit. -
Toi, tu te noieras dans la fange,
   Petit, petit.

Jersey. Septembre 1853. Les Châtiments


Texte 3 
«Mon rêve familier» Paul Verlaine


Je fais souvent ce rêve étrange et pénétrant
D'une femme inconnue, et que j'aime, et qui m'aime,
Et qui n'est, chaque fois, ni tout à fait la même
Ni tout à fait une autre, et m'aime et me comprend.

Car elle me comprend, et mon cœur transparent
Pour elle seule, hélas ! Cesse d'être un problème
Pour elle seule, et les moiteurs de mon front blême,
Elle seule les sait rafraîchir, en pleurant.

Est-elle brune, blonde ou rousse ? Je l'ignore.
Son nom ? Je me souviens qu'il est doux et sonore,
Comme ceux des aimés que la Vie exila.

Son regard est pareil au regard des statues,
Et, pour sa voix, lointaine, et calme, et grave, elle a
L'inflexion des voix chères qui se sont tues.


Texte 4 «Chanté par celle qui fut là» Saint-John Perse

de "grands rois couchés jusqu'à la fin


Amour, ô mon amour, immense fut la nuit, immense notre veille où fut tant d'être consumé. Femme vous suis-je, et de grand sens, dans les ténèbres du coeur d'homme. La nuit d'été s'éclaire à nos persiennes closes; le raisin noir bleuit dans les campagnes; le câprier des bords de route montre le rose de sa chair; et la senteur du jour s'éveille dans vos arbres à résine.
Femme vous suis-je, ô mon amour, dans les silences du coeur d'homme. La terre, à son éveil, n'est que tressaillement d'insectes sous les feuilles: aiguilles et dards sous toutes feuilles... Et moi j'écoute, ô mon amour, toutes choses courir à leurs fins. La petite chouette de Pallas se fait entendre dans le cyprès; Cérès aux tendres mains nous ouvre les fruits du grenadier et les noix du Quercy; le ratlérot bâtit sons nid dans les fascines d'un grand arbre; et les criquets-pèlerins rongent le sol jusqu'à la tombe d'Abraham.
Femme vous suis-je, et de grand songe, dans tout l'espace du coeur d'homme: demeure ouverte à l'éternel, tente dressée sur votre seuil, et bon accueil fait à la ronde à toutes promesses de merveilles. Les attelages du ciel descendent les collines ; les chasseurs de bouquetins ont brisé nos clôtures; et sur le sable de l'allée j'entends crier les essieux d'or du dieu qui passe notre grille... Ô mon amour de très grand songe, que d'offices célébrés sur le pas de nos portes! que de pieds nus courant sur nos carrelages et sur nos tuiles!...

Grands Rois couchés dans vos étuis de bois sous les dalles de bronze, voici, voici de notre offrande à vos mânes rebelles : reflux de vie en toutes fosses, hommes debout sur toutes dalles, et la vie reprenant toutes choses sous son aile ! Vos peuples décimés se tirent du néant; vos reines poignardées se font tourterelles d'orage; en Souabe furent les derniers reîtres; et les hommes de violence chaussent l'éperon pour les conquêtes de la science. Aux pamphlets de l'histoire se joint l'abeille du désert, et les solitudes de l'Est se peuplent de légendes... La Mort au masque de céruse se lave les mains dans nos fontaines.
Femme vous suis-je, ô mon amour, en toutes fêtes de mémoire. Écoute, écoute, ô mon amour, la bruit que fait un grand amour au reflux de la vie. Toutes choses courent à la vie comme courriers d'empire. Les filles de veuves à la ville se peignent les paupières ; les bêtes blanches du Caucase se payent en dinars ; les vieux laqueurs de Chine ont les mains rouges sur leurs jonques de bois noir ; et les grandes barques de Hollande embaument le girofle. Portez, portez, ô chameliers, vos laines de grand prix aux quartiers de foulons. Et c'est aussi le temps des grands séismes d'Occident, quand les églises de Lisbonne, tous porches béant sur les places et tous retables s'allumant sur fond de corail rouge, brûlent leurs cires d'Orient à la face du monde... Vers les Grandes Indes de l'Ouest s'en vont les hommes d'aventure.
Ô mon amour du plus grand songe, mon coeur ouvert à l'éternel, votre âme s'ouvrant à l'empire, que toutes choses hors du songe, que toutes choses par le monde nous soient en grâce sur la route! La Mort au masque de ceruse se montre aux fêtes chez les Noirs, la Mort en robe de griot changerait- elle de dialecte?... Ah ! toutes choses de mémoire, ah ! toutes choses que nous sûmes, et toutes choses que nous fûmes, tout ce qu'assemble hors du songe le temps d'une nuit d'homme, qu'il en soit fait avant le jour pillage et fête et feu de braise pour la cendre du soir! - mais le lait qu'au matin un cavalier tartare tire du flanc de sa bête, c'est à vos lèvres, ô mon amour, que j'en garde mémoire.
Chant pour un équinoxe 1969



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